22.5.06

VILLES IMAGINAIRES

"Il n'est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte, quand il lui décrit les villes qu'il a visitées dans le cours de ses ambassades ; mais en tout cas l'empereur des Tartares continue d'écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d'attention qu'aucun de ses autres envoyés ou explorateurs."

Italo Calvino, dans les Villes invisibles, a imaginé que Marco Polo lui racontait ses voyages... Voici d'autres villes imaginaires issues du labo.
Et les laborantines, de plus en plus nombreuses, ne s'arrêtent pas là. Pour découvrir la sixième proposition d'écriture,
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du ciel proche

Les maisons sont si petites qu'on dirait des jouets d'enfant. Tu en as plein les poches. Au cours de tes voyages, tu les déposes un peu au hasard, au sommet d'une colline, dans un pré pentu, sur la margelle d'un puits. Tu les reprends au retour, si personne ne les a dérobées pendant ton absence. Peu importe, penses-tu, elles sont faites pour apparaître et disparaître au gré du vent! Car ces maisons minuscules ont à peine la grosseur d'une pierre. Et elles sont aussi légères que l'ombre d'un nuage. Il t'arrive même, quand tu as soif, d'en poser quelques unes sur ta langue pour qu'elles fondent lentement sous ta salive. Tu t'endors, la tête en plein ciel, avec un goût de fruit mûr dans la bouche.

François Teyssandier

aux rives les plus lointaines...

Tu cherches une autre terre qui soit plus humaine. Terre d'exil et d'enclave! Comme une lampe qui vacille au loin dans la nuit, et qui n'éclaire plus aucun visage. Terre d'orages meurtriers, de liesses votives, d'atroces reniements aux songes les plus fous! Tu ne peux vivre que dans la transparence de la lumière, la chair opaque des mots. Ta demeure ici-bas est trop étroite pour contenir tes milliers de cris. Raconte aux hommes des voyages qu'ils ne feront jamais, pas même en rêve! Tu écris, mot à mot, l'invisible écriture du temps. Celle des parois peintes, du silex taillé, des images du futur. Ta voix éphémère perdure parmi les brasiers de ce monde. Mais tu t'obstines à bâtir des villes imaginaires au milieu des ruines.

François Teyssandier

toutes le situaient dans un endroit différent...

La première chose que j’ai vue, fugitivement, je l’avoue, était une vache, tranquille au milieu d’un carrefour. Mais quand j’en ai parlé avec des gens plus tard, ils ont tous dit que c’était impossible. C’est vrai, j’étais fatigué, il faisait nuit et il me semblait que j’avais traversé pendant un temps démesuré des quartiers de l’extérieur. Pourtant on m’a dit que j’étais toujours à la périphérie. Le centre, je ne suis pas certain de l’avoir trouvé. Je me suis adressé à plusieurs personnes, toutes le situaient dans un endroit différent. Cette première nuit était décourageante, je cherchais en vain à comprendre une hiérarchie dans les différentes zones d’obscurité et de luminosité. Après, je l’ai perçue comme une ville en fuite, une ville qui se niait. Elle n’avait aucune nostalgie. Peut-être aucun monument non plus. Quelqu’un m’a parlé longuement d’une seule grande statue, d’un ancien maire considéré comme un homme important à son époque. La statue, en pierre, le représentait en équilibre périlleux, balancé sur un pied, les bras tâtonnants devant et la tête cachée dans un sac. Plus tard, quand j’ai voulu la voir, je n’obtenais que des directions contradictoires, et nombreuses réfutations catégoriques, une telle statue n’a jamais existé. C’était pareil pour tout. Quelqu’un m’indiquait une rue intéressante, un autre me disait qu’elle était trop dangereuse, un troisième que je me trompais et que si la rue avait éventuellement existé on l’avait démolie il y a bien longtemps. J’ai fait beaucoup de rencontres agréables, mais elles ne me semblaient jamais concluantes. Je me souviens d’une conversation avec une fille dans un café. Je lui ai expliqué le mal que j’avais à saisir sa ville et je lui ai demandé ce qu’elle me montrerait elle. Elle m’a dit que c’était simple, et elle s’est mise debout, a étendu ses bras et elle a fait un tour sur elle-même. C’était un geste simple, innocent, et j’ai bien compris que ce n’était pas une offre qu’elle me faisait. Mais cela ne m’a pas avancé. Je lui ai dit que je voudrais revenir un jour où j’aurais plus de temps, afin de pouvoir approfondir un peu l’histoire. Elle avait l’air déçue et m’a dit : " Alors nous ne risquons pas de nous revoir, si c’est ça qui vous intéresse, car vous savez, l’histoire, c’est ce qui reste quand le dernier espoir est parti. " Inutile donc de citer le nom officiel de cette ville, il vous servirait seulement à visiter le passé, ou à régler des embrouilles administratives. Dans la vie, son nom change tout le temps. À différents moments de mon séjour, elle s’appelait Jack, Faïza, Pablo, Graziana, Milo, Hakim, Gaëlle. Je n’arrête pas de me dire que j’y retournerai un jour, sans savoir vraiment ce qui m’y attire.

Derek Munn

l'étonnante voyageuse

A l’entendre, elle aurait mis la main sur une ville complètement fantasmagorique. La main sur son Routard édition 2005-2006, devant son café noisette, elle m’a juré que cette ville n’existait pas dans le guide. Elle me l’a feuilleté agité sous le nez, tu te rends compte, cette ville n’existe PAS ! D’accord, mais elle a de quoi de si extraordinaire que ça, cette ville ? Silence. Mona s’est penchée vers moi. Déjà, tu y entres ni par air, ni par mer, ni par terre. Bon, ben alors, t’y rentres comment. Je ne sais PAS, elle a presque crié. Merde, Mona, faut bien y entrer d’une façon ou d’une autre… par les égouts ? Elle a haussé les épaules, la téléportation, elle a lâché, je ne vois que ça. Quoi la téléportation, j’ai grogné. Tu t’y téléportes, c’est toi, le véhicule de transport, elle a précisé. Mon Dieu, Mona. Et après ? Après, au début tu vois pas ce qu’elle a de différent que les autres villes, d’accord, sauf que tu croises pas un chat, ou plutôt QUE des chats. Mona, ce serait pas Tunis dès fois ? Nouveau haussement d’épaules. Mona la téléportée a aspiré sa noisette, slurp. Non, ce n’est pas Tunis, depuis quand Tunis se trouverait en Italie bordel ?! Bon ok, et après ? Après les chats, tu croises des gens en blanc, tous les gens sont en blanc, tous, quel que soit leur âge, qu’ils aient un mois ou 100 ans, tous, en blanc. Mona me laisse digérer cette information. Ils n’auraient pas les vêtements qui se ferment dans le dos par hasard, je demande, ironique et méchante, ah ah, me répond Mona, trop drôle. Bon, mais à part les chats partout et tous ces connards en blanc, elle a quoi de si extraordinaire cette ville ?! Mona soupire à nouveau, on y est bien. Comment ça bien ? Comment sont les maisons, les monuments, les rues, les boutiques ? On y est bien, chuchote Mona, tout est à la fois propre et pas propre, ordonné et pas rangé, ensoleillé et mouillé, accessible et insolite, sans odeur et parfumé, c’est, c’est, quoi Mona, c’est Ying Yang city ? Peuh, tu devrais y aller, ma vieille, tu devrais vraiment songer à bouger ton gros cul et t’y téléporter, me rétorque Mona en claquant sa tasse sur la table puis en se levant, eh tu vas où, pars pas, j’y retourne, je sens que j’ai le fluide, bye bye.

Marie Chotek

général Atlantide

- Très probablement aux alentours de l’erg Al Djazair, avait dit Saint-Ange. Quelque part sur le flanc sud.
Mais les documents rapportés par le colonel Madranga ne corroboraient nullement cette position. On avait beau envoyer des équipes, elles rentraient soit bredouilles, soit porteuses d’informations contradictoires, et nulle d’entre elles n’avait localisé la position de visu, n’avait touché les murs, n’avait parlé à un habitant. Les avions de reconnaissance ne reconnaissaient rien, mais les dires des Touaregs et des meneurs de caravanes concordaient sur l’existence de cette ville… quelque part. Oui, ils en avaient entendu parler… oui, elle existait, bien sûr… à deux jours de marche, à trois jours de marche, cap sur le désert, entre le Tanezrouft et le Ténéré, entre Tamanrasset et le Tassili du Hoggar… Comment se fier aux données topographiques de ces nomades qui se guident aux étoiles ? En même temps, se dit le général, tout ça collait très bien. Incroyable, mais cohérent. On assistait depuis, quoi ? quatre ans, cinq ans ? à un développement systématique et bien orchestré des revendications d’indépendance sur tout le pourtour saharien, infiltrant non seulement l’empire français de la Méditerranée à la Côte de l’or, mais les Anglais, les Belges et les Espagnols n’étaient pas mieux lotis, selon ses renseignements. Évidemment, ils ne s’en vantaient pas, mais partout on sentait monter une nervosité, et c’est chez ceux qu’on pouvait croire les plus proches, les mieux intégrés, les plus fidèles, qu’on voyait émerger l’air nouveau. Les élites marocaines, les Algériens…
Le général se pencha sur la carte en soupirant. Quelque part là au milieu, se dit-il, en plein sud, où nul ne s’y attendrait, il y a cette ville qui est le centre de toutes les rebellions, une ville secrète et insoumise, une ville connue des indigènes, et que nous ne voyons pas. C’est de là que tout part, c’est le nœud de communication, et ça risquait de devenir bientôt un centre logistique. On parlait d’arrivées d’armes … Où avaient-elles disparu ? Quels étaient les lieux de stockage ? Le général laissait glisser son index sur le papier cartographique, comme si un lieu magique saurait y arrêter son doigt au bon endroit. Pourrait-elle être totalement troglodyte, cette ville, et Saint-Ange aurait-il raison ? Le tout enfoui dans un erg, et constitué par un système de galeries, de couloirs souterrains, de casemates et de magasins, avec peut être une source, un lac enfoui, ou une de ces rivières qui coulent sous le sable, et qu’on devine aux acacias qui, à la surface, en indiquent le cours entre dunes et rochers ?
Le général se mit à rêver… un caravansérail de pierre, immémorial, stratégique et invisible… " Le désert, le désert, le désert ", murmura-t-il… toujours prompt à se laisser reprendre par sa fascination d’enfant pour les étendues de sable et de caillasses tabassées de soleil, où pas même un insecte ne survit. Le silence, et cette pureté de l’air… une odeur vide, desséchée… Et c’est là, là qu’il y aurait cette ville rebelle… Ah c’était trop beau… On allait encore le traiter d’illuminé au ministère. Enfin, pensa le général, pour le moment, c’est l’heure d’honorer les morts et la famille. Il plia la carte et s’apprêta à quitter le bureau situé dans les sous-sols blindés de l’état-major. Il aimait bien les cimetières, aussi, et demain c’était justement la Toussaint. La Toussaint 1954.

Max Marcuzzi

anonymat

Je m’étais volontairement installé dans un petit hôtel au charme désuet situé à la périphérie du village. La nature extrêmement délicate de ma mission m’imposait cette discrétion. Mais j’ai rapidement découvert qu’il était impossible d’éviter de se faire remarquer par les villageois. La façon dont chacun, du commerçant au simple passant, me dévisageait me le confirmait, et, d’après les documents qu’on m’avait livrés, mon prédécesseur s’était heurté au même problème avant sa disparition.
Je devais donc rapidement démarrer mon enquête avant que la rumeur n’informe toute la population de ma présence et ne compromette mes recherches…
Le rapport de mon prédécesseur dressait un portrait paradoxal des lieux. Et, en effet, un certain nombre d’éléments me parurent immédiatement étonnants, suspects... Ce bourg avait toutes les caractéristiques d’un canton rural sous-développé et ses habitants manifestaient régulièrement leur caractère rustique en me saluant d’un air interrogateur. La fréquentation touristique y était visiblement en dessous du minimum. Cependant, il était doté d’un aéroport international, de six centres commerciaux et de trois hôtels de luxe exceptionnellement chers.
Ma mission était double : faire éclater la vérité au grand jour et retrouver l’enquêteur disparu. Je peux dire aujourd’hui que j’ai mené à bien les deux tâches qu’on m’avait assignées.
Le village, je l'ai compris très vite, est en cours de transformation. Déjà, mes voisins de chambre ne me reconnaissent plus, ils me bousculent sans rien dire dans le métro qui étend ses lignes dans chaque coin de la métropole, y compris jusqu'ici, la périphérie, et je sais que je vais bientôt connaître le même sort que mon prédécesseur.

Naïri Nahapétian